Chaque année dans le cadre de sa section Urba[Ciné] - la ville au cinéma, Travelling donne un coup de projecteur sur la cinégénie d'un territoire étranger et sur des longs métrages qui le caractérisent, accompagnés de leurs auteurs, de critiques, de spécialistes ou encore d'historiens... En février 2022, il nous tarde de repartir à vos côtés pour un nouveau périple, à la découverte d’une ville empreinte d’histoire et de mystère, pour un voyage vivifiant, artistique et participatif : nous consacrons le cœur de la programmation au cinéma tchèque et à l’imaginaire cinématographique de la ville de Prague !
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(et si vous le souhaitez, plus précisément : Portraits de cinéastes - Prague au cinéma - L'animation tchèque - Rép. tchèque Grand angle - sans oublier les films tchèques pour les plus jeune !)
Les Amours d'une blonde de Miloš Forman
Tchécoslovaquie, 1965, 1h21, vostf
avec Hana Brejchová, Vladimír Pucholt, Vladimír Mensík
De tous mes films, Les Amours d’une blonde est celui où la vie d’abord inspira l’art, et où l’art, à son tour, inspira la vie, même s’il fallut des années pour que le processus s’accomplît.
Miloš Forman
Soirée sur invitation > Vente au public dans la limite des places disponibles : tarif unique 7 € — Prévente sur notre site web
Représentée comme le cœur même de l’Europe sur les anciennes cartes anthropomorphiques de la Renaissance, Prague, la ville aux cent tours, a longtemps été une ville-carrefour. Un carrefour intellectuel, artistique, mais aussi linguistique avec, des siècles durant, la coexistence séculaire du latin, du tchèque, de l’allemand, du yiddish, du romani… Les premiers films parlants tchèques sont souvent simultanément tournés en plusieurs versions : tchèque, allemande, française… Carrefour religieux enfin : animiste (Les Vieilles Légendes tchèques de Jiří Trnka, 1952), catholique, juif (Le Golem de Paul Wegener et Carl Boese, 1920), protestant… Peu touchée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, tous les styles architecturaux s’y côtoient dans un fantastique kaléidoscope : baroque et rococo, qui ont permis à Miloš Forman de faire passer Prague pour Vienne, au début des années 1980, lors du tournage d’Amadeus… Grands ensembles de barres et de tours, filmés sur fond d’un soleil brûlant par Věra Chytilová dans Panelstory (1979)… Palais Art nouveau du temps de l’empire austro-hongrois, comme ceux de l’exposition industrielle à laquelle quatre garçons, avides de nouveautés techniques, grimpent dans un dirigeable qui les emporte vers des aventures inattendues… (Le Dirigeable volé de Karel Zeman, 1966). Quelques années plus tard, en 1902, Franz Kafka écrivait à un de ses amis : « Prague ne nous lâchera pas. (…) Cette petite mère a des griffes. Il faut se soumettre, ou bien... » À la même époque, en 1898, le technicien en bâtiment Jan Kříženecký achète un cinématographe aux frères Lumière et tourne les premières vues de Prague, puis les premiers films de fiction tchèques.
Cependant, « Prague n’est pas une carte postale, ni un décor de théâtre, mais une monumentale synthèse, excroissance des siècles, dans un paysage fatal », ainsi que le dit Chytilová au début de son essai visuel Prague, cœur agité de l’Europe (1984). L’Histoire a profondément marqué cette région, ce qu’évoque magnifiquement le documentaire Une maison à Prague (1998) dans lequel Stan Neumann – arrière-petit-fils d’un des grands poètes du début du XXe siècle, S. K. Neumann, tour à tour décadent, anarchiste puis prolétaire – confronte son histoire familiale. Après les vingt années de jeune démocratie tchécoslovaque qui suivirent la Première Guerre mondiale et qui virent peu à peu le développement de films de plus en plus ambitieux, du point de vue du montage ou de l’usage du son, du point de vue de la représentation du corps (Du samedi au dimanche, 1931 ; Extase, 1932, tous deux de Gustav Machatý), de films politiquement engagés également (La Maladie blanche de Hugo Haas, 1937), le pays est occupé par les nazis (L’Incinérateur de cadavres du slovaque Juraj Herz, 1969 ; Des trains étroitement surveillés de Jiří Menzel, 1966, d’après le roman éponyme de Bohumil Hrabal). Au lendemain de la guerre, qui a vu l’assassinat de la majorité de la communauté juive (mais aussi de plus de la moitié de la communauté rom), la minorité de langue allemande est brutalement expulsée du pays (Shadow Country de Bohdan Sláma, 2020). En 1948, la prise de pouvoir par les communistes fait basculer la Tchécoslovaquie à la périphérie de l’Europe : dans le bloc de l’Est soviétique. La révolution ne tarde pas à détruire la vie de milliers de personnes désignées comme des ennemis du peuple (Le Procès de l’herboriste d’Agnieszka Holland, 2020), à dévorer ses enfants (L’Aveu de Costa-Gavras, 1970), à progressivement figer une grande partie de la population dans la peur, le conformisme, la décadence morale (L’Après-midi bien tardif d’un faune de Věra Chytilová, 1983), l’exil intérieur – ou l’exil géographique, à l’instar de Miloš Forman ou de Milan Kundera (L’Insoutenable légèreté de l’être de Philip Kaufmann, 1988). À croire que dans son œuvre, Kafka, qui mourut de maladie vingt ans avant que ses trois sœurs ne soient déportées en camps d’extermination, avait moins reflété son époque que prédit la folie à venir (Le Procès d’Orson Welles, 1962 ; Josef Kilian de Pavel Juráček et Jan Schmidt, 1963).
Ces bouleversements – ainsi que l’arrière-fond multiculturel qui leur a précédé – ont fait que les Tchèques sont profondément taraudés par des questions d’identité. En effet, on ne se réfère pas aux événements historiques de la même manière selon qu’on est de descendance juive, germanophone, slovaque (la Tchécoslovaquie s’est divisée en deux pays – à l’amiable – en 1993), fils de prisonnier politique, de dissident ou, comme l’ex-premier ministre du pays, ancien agent de la police secrète communiste… Et si la Nouvelle Vague tchécoslovaque (Les Amours d’une blonde de Miloš Forman ; Éclairage intime d’Ivan Passer, 1965) a su donner le jour à quelques films contestataires (La Fête et les invités de Jan Němec, 1966), à travers ses prises de vue d’acteurs non professionnels, dans la rue, un de ses principaux mérites aura été de se poser la question de cette identité aussi loin que possible de la langue de bois du régime d’alors, de tenter de rendre à l’homme son humanité.
Ce même mouvement se retrouve dans les films de Bohdan Sláma, un des témoins marquants de la période post-totalitaire de ces dernières trente années, alors que certains recoins de Prague, pris d’assaut par le tourisme, ont commencé à prendre des aspects de carte postale ou de décor de film (on ne compte plus d’ailleurs le nombre de grosses productions hollywoodiennes qui, depuis 1989, viennent tourner dans la capitale tchèque, tirant profit des studios de Barrandov, créés au début des années 1930 par l’oncle du dramaturge et dissident Václav Havel, devenu premier président après la chute du régime communiste). Alors que l’entrée du pays dans l’Union Européenne, en 2004, a pu symboliser son retour au cœur de l’Europe, les personnages de Sláma, peinant à se retrouver entre les ruines du passé et les excès des nouvelles possibilités consuméristes (Les Abeilles sauvages, 2001 ; Something Like Happiness, 2005) comme bon nombre d’autres Européens, leurs égaux, vont souvent situer leur quête d’authenticité, d’amour et d’amitié en périphérie, dans une fuite des grandes villes, la redécouverte d’une vie plus naturelle, voire dans des activités en apparence marginales (Ice Mother, 2017).
Si Hermína Týrlová commence par tourner des films d’animation publicitaire, dans les années 1920-30 (comme Paul Grimault, à la même époque), c’est paradoxalement sous l’occupation nazie que prend germe ce qui deviendra la grande école de l’animation tchèque : les Allemands ambitionnent alors (en vain) de concurrencer Walt Disney et créent à Prague des studios où se forme certains des futurs grands animateurs locaux, dont Jiří Brdečka ou Břetislav Pojar. Après un passage à vide dans les années 1990 dû à la transition d’une économie étatisée à une économie de marché, des films comme Alois Nebel de Tomáš Luňák (2011), Ma famille afghane de Michaela Pavlátová (2021) ou Love, Dad de Diana Cam Van Nguyen (2021) montrent que cette veine-là n’est pas près de s’arrêter de vibrer. Si tous trois ont un pied sur l’île introspective du cinéma tchèque, de l’autre, ils participent d’un autre continent, individualiste et expérimental, dont les jalons ont pu passer par le surréalisme, comme dans l’œuvre de Jan Švankmajer (Alice, 1988 ; Les Conspirateurs du plaisir, 1996), le pop’art (Les Petites Marguerites de Věra Chytilová, 1966) et d’autres recherches stylistiques, par exemple en matière de design sonore métaphorique (Katia et le crocodile de Věra Plívová-Šimková, de 1965, petit bijou entre le formalisme comique de Jacques Tati et la tendresse d’Albert Lamorisse, et dont la musique est signée Zdeněk Liška). Dans ce contexte, Václav Kadrnka représente une voix neuve, bressonienne, spiritualiste, à (re)découvrir d’urgence. Comme l’écrivait dans ses Histoires fantastiques praguoises Gustav Meyrink, auteur du roman Le Golem, « Prague [le seuil, en tchèque] ne porte pas son nom en vain. En réalité, elle est un point de passage, un seuil, entre le monde d’ici-bas et celui de l’au-delà, un seuil bien plus étroit qu’ailleurs... ».
Dans Une promenade sans but [Bezúčelná procházka] (1930), un autre grand innovateur, issu des avant-gardes de l’entre-deux-guerres, Alexander Hackenschmied, filme un homme. À bord d’un tramway, celui-ci quitte le kaléidoscope du cœur de la ville pour se perdre dans le quartier de Libeň – si cher à Hrabal –, à la périphérie de Prague. À la fin du film, il saute dans un autre tram en marche. Alors que le tramway s’éloigne et que l’homme s’en retourne dans l’agitation de la ville, on l’aperçoit dédoublé, sur le trottoir, faire demi-tour et repartir errer, rêver, tandis qu’à la surface d’un étang miroite, un autre monde, celui de la contemplation, celui de l’imaginaire. Invitation au voyage…
Jean-Gaspard Páleníček
Poète franco-tchèque, traducteur, commissaire d’expositions
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