À portée de regard, l'Europe se profile comme une entité floue. Elle reste inatteignable pour Kelly qui l'observe avec rage. Devant la caméra elle rejoue son destin : sa vie sage au Pérou, sa vie clandestine en Guyane française, la famille, l'amour, la débrouille, le sexe et la prostitution... Kelly est en suspens, entre trois continents, trois langues et trois mondes. Sa vie se joue à l'échelle de la planète et se resserre le temps du film dans les couloirs et les chambres d'un hôtel. Tanger se révèle par fragments.
Critique : La caméra de Régnier s'échappe, capture quelques instants sur les terrasses de Tanger: ici une mère et sa fille, là quelques hommes, des ouvriers, des kékés, un homme qui se douche. Des images qui semblent volées au voisinage comme elles seraient tirées de la tête de Kelly, le film mêlant avec talent le doc brut (témoignage face caméra de Kelly, clandestine et expatriée) et une part de fiction, de fantasme (ce que la jeune femme imagine de sa vie d'ailleurs).
L'autre refrain visuel de Kelly, ce sont ces plans de bateaux qui naviguent dans le Détroit de Gibraltar, et l'horizon si proche de l'Espagne. Il y a évidemment une ironie tragique dans cette proximité, cette dizaine de kilomètres qui sépare le Maroc de l'Europe, et le fait que le but de Kelly (rejoindre la France, et sa mère) semble inatteignable. Et il n'y a pas une once de mélodrame dans le regard posé par Régnier sur Kelly. La réalisatrice l'écoute, Kelly faisant le reste: morgue et hargne, prolixe et passionnée; sa voix a quelque chose, comme l'indique Régnier, de l'ordre d'une performance cathartique. En plus d'un portrait vibrant, Kelly raconte un état du monde, et la volonté de fer d'une petite femme qui se bat pour briser ses règles.